Partie 3 L’art grec revisité

Une passion romaine pour les œuvres grecques

Bacchus
Bacchus

L’art grec classique et hellénistique (du Ve au Ier siècle avant n. è.) apparaît dans toute sa splendeur et sa diversité aux généraux de Rome, conquérants de la Grande Grèce (Italie méridionale) à la fin du IIIe siècle avant n. è., puis de Corinthe, de l’Asie Mineure et d’Athènes elle-même, au début du Ier siècle avant n. è. Le pillage des merveilles artistiques par les triomphateurs permet l’arrivée à Rome de milliers de sculptures et de peintures qui inondent les portiques, sanctuaires et jardins publics de l’Urbs. Inévitablement, mais de manière plus discrète, un marché de l’art particulièrement dynamique permet d’abreuver les désirs d’ostentation d’une élite cultivée dont le faste des demeures déroge amplement aux valeurs communes d’austérité prescrites par la tradition républicaine.

Une passion pour l’esthétique grecque

Ce déferlement d’images marquera durablement la production figurative de Rome et sera à l’origine de l’éclosion d’ateliers de copistes, d’origine et de culture grecques. Ces derniers répondent à une demande forte, notamment dans le domaine de la sculpture, dès le début du Ier siècle avant n. è. A. Dardenay, « Rome, les Romains et l’art grec : translatio, interpretatio, imitatio, aemulatio… »., C. Bonnet, F. Bouchet (éd.), Translatio : traduire et adapter les Anciens (Rencontres), Paris, 2013, p. 212.. Les sculpteurs ont alors pu former des artisans italiens. Ces derniers seront eux-mêmes à l’origine d’ateliers qui, dans les provinces de l’Empire, diffuseront à leur tour des séries de sculptures, copies, variantes voire nouvelles créations à partir de modèles conservés ou produits à Rome. Ces modèles, déployés dans l’espace public romain et parfaitement visibles de tous, ne faisaient, parfois, que s’inspirer de l’esthétique grecque et ne doivent pas être systématiquement perçus comme de véritables copies d’œuvres des époques sévère, classique et hellénistique.

Ce commerce d’œuvres d’inspiration grecque est un phénomène de grande envergure dont les traces nous permettent parfois, mais avec beaucoup de difficultés, de reconstituer certains originaux (pas plus d’une centaine de types, récurrents, sélectionnés parmi les multiples exemplaires créés en Grèce durant plus de cinq siècles). Les sculptures grecques en bronze, largement majoritaires dans l’ensemble de la production, ont été dramatiquement fondues en masse, à partir de l’Antiquité tardive, pour répondre aux besoins en métal, et ont ainsi presque toutes disparu. Les descriptions des auteurs Pline l’Ancien, encyclopédiste du Ier siècle de n. è. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 77 (circa). ou de Pausanias Pausanias, Périégèse, 2nd century. au siècle suivant, viennent compléter l’état de nos connaissances sur les œuvres perdues et c’est en combinant ces écrits aux statues romaines conservées que les originaux grecs peuvent parfois être reconstitués.

Au Ier siècle avant n. è., à Rome, Pasitélès, dont les origines sont helléniques (il vient d’Italie méridionale, terre grecque), représente la nouvelle génération d’artistes spécialisés dans la copie. Il est l’auteur d’un traité, Mirabilia Opera in toto orbe, dont Pline se fait l’écho Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 77 (circa), XLV.. Son atelier devient l’un des principaux centres de la reproduction des incontournables de la statuaire grecque et un probable aimant pour le Romain aisé vivant dans la capitale. L’engouement des Romains pour les formes helléniques détourne alors les sculptures de leurs fonctions premières : originellement conçues à destination des sanctuaires, elles viennent désormais, pour la plupart, agrémenter les riches demeures. Ce nouveau contexte entraîne des modifications formelles de l’œuvre : les dimensions peuvent différer tout autant que certaines attitudes ou accessoires afin de mieux intégrer la statue dans son nouvel espace. Les sculpteurs romains sont donc à l’origine d’une multitude de variations artistiques rassemblées sous le terme de « copies », terme dont les composantes sont plus complexes qu’il n’y paraît.

Copier et réadapter

Depuis les reproductions fidèles jusqu’aux libres créations romaines, plusieurs typologies de copies s’offrent à nous, définies selon leur degré d’éloignement de l’original. La série de statues extraites des décombres de la villa de Chiragan permet de mieux comprendre ces différents types.

Les « reproductions exactes », par conséquent les statues les plus fidèles vis-à-vis de l’original, résultent souvent de procédés mécaniques bien précis comme le moulage ou encore la prise de repères par points au compas C. Rolley, La sculpture grecque , 2 : La période classique (Les manuels d’art et d’archéologie antique), Paris, 1999, p. 26.. Plus libre que la reproduction exacte, un deuxième type de création, qualifié de « variante », reprend l’idée et le style d’une statue originale mais en modifie certains détails (par exemple les plis du drapé). C’est le cas de la grande statue d’Athéna, provenant de Velletri, conservée au Louvre, mentionnée par Pausanias Pausanias, Périégèse, 2nd century, 1.28.2., dont l’original fut créé vers 420 avant n. è. Les fouilles d’un atelier spécialisé dans la copie d’œuvres grecques, à Baïes, sur le golfe de Naples, ont livré des fragments de moules obtenus à partir du modèle initial. Ces éléments permettent de connaître la taille de l’œuvre grecque, attribuée à Crésilas, à partir de laquelle fut exécuté le moulage C. Landwehr, W.-H. Schuchhardt, C. Landwehr, « Die antiken Gipsabgüsse aus Baiae: griechische Bronzestatuen in Abgüssen römischer Zeit », Ärchäologische Forschungen, 14, 1985, en partic. p. 76-88.. Une variante de cette œuvre, aux dimensions plus modestes, fut découverte à Chiragan. Cette statuette de type Velletri répond aujourd’hui, dans les salles du musée, à l’image d’une autre Athéna, issue du même site, bien plus grande, réplique d’un modèle original de Myron. Toutes deux présenteraient, par rapport aux originaux supposés, quelques infléchissements, perceptibles dans les plis du drapé ou le cordon de la ceinture. Si le copiste romain reprend bien un type connu, il peut donc également s’autoriser des modifications de dimensions, l’œuvre demeurant soumise à l’espace d’exposition dans le cadre privé de la demeure, ajouter une petite touche personnelle, à l’image du dessin des drapés, ou encore se conformer à quelques traditions d’atelier. On distingue par conséquent un relatif affranchissement des sculpteurs vis-à-vis des œuvres du passé, une certaine liberté dans l’interprétation de l’original. Si un grand nombre de copies demeurent fidèles aux originaux, détails et accessoires sont délibérément modifiés afin de répondre au goût contemporain. Comme l’a montré G. Lippold, la plupart des copies (nommées « Umbildungen » par l’archéologue) correspondent à des adaptations, des contaminations ou des pastiches G. Lippold, Kopien und Umbildungen Griechischer Statuen, Munich, 1923.. Un bel exemple, à Chiragan, est celui de la réplique en marbre noir turc, connue sous le nom de Vieux pêcheur.

Une autre démarche, la « combinaison », consiste pour le sculpteur d’époque romaine à former un type nouveau en s’inspirant de deux modèles statuaires grecs, souvent d’époques différentes C. Rolley, La sculpture grecque , 2 : La période classique (Les manuels d’art et d’archéologie antique), Paris, 1999, p. 138.. Cet éclectisme aboutit à des créations romaines libres qui interprètent sans barrières les figures du passé. Ces créations constituent le dernier échelon des œuvres conçues à l’époque romaine en relation avec des originaux grecs, reprenant le style d’un artiste ou d’une période tout en créant une forme nouvelle. À Chiragan, l’exemple le plus parlant est le Bacchus adolescent C. Vorster et al., Idealskulptur der römischen Kaiserzeit, 1 (Katalog der antiken Bildwerke), Munich, 2011, p. 418., proche de deux sculptures représentant Apollon et Narcisse, conservées respectivement à Dresde et à Berlin C. Vorster, « Spätantike Bildhauerwerkstätten in Rom », Jahrbuch des Deutschen Ärchäologischen Instituts, 127/128, 2012, p. 393‑497, en partic. p. 393‑497, en partic. ill. 7a et b p. 407 et ill. 18 p. 419.. Ces pastiches romains sont souvent difficiles à distinguer et sont particulièrement trompeurs. En témoigne une statuette mutilée d’Éros, du type dit « Centocelle » ou encore celle d’Esculape, toutes deux mises au jour à Chiragan.

Cet éventail de répliques romaines, graduellement définies par rapport aux originaux grecs, témoigne de l’engouement des collectionneurs romains pour l’art grec des siècles passés. Mais il démontre également des besoins de commanditaires cherchant à pallier la pénurie de bronzes anciens qui affectait cruellement le marché de l’art à l’époque impériale. C’est ainsi que la production figurative romaine, dans les pas de la culture grecque, prit peu à peu son autonomie ; elle s’exprima en définitive relativement librement, dans le cadre d’un style éclectique où l’artiste cherchait davantage à rivaliser avec son modèle qu’à l’imiter.

Antiquité tardive et survivance de la sculpture mythologique

Les travaux menés sur la sculpture d’Asie Mineure, depuis les années trente du XXe siècle, ont prouvé l’existence d’ateliers féconds sur le sol de l’Asie Mineure, de Constantinople à Aphrodisias (Carie) L.M. Stirling, The Learned Collector : Mythological Statuettes and Classical Taste in Late Antique Gaul, Ann Arbor, 2005, p. 136.. Florissants durant la période tardive, ils furent à l’origine d’une statuaire mythologique abondante. Si certains sculpteurs privilégient une emphase musculaire et une lourdeur certaine des corps L.M. Stirling, « Gods, Heroes, and Ancestors : Scuptural Decoration in Late-Antique Aquitania », La Civilisation Urbaine de l’Antiquité Tardive Dans Le Sud-Ouest de La Gaule. Actes Du Ille Colloque Aquitania et Des XVIe Journées d’Archéologie Mérovingienne Toulouse 23-24 Juin 1995, Bordeaux, 1996 (2), p. 209‑230, p. 216., d’autres témoignent d’un attrait pour des proportions longues et minces et des visages au relief atténué. Des rapprochements convaincants ont pu être entrepris entre ces productions orientales et les statuettes de Vénus et de Diane, découvertes au sein de la villa de l’Antiquité tardive du Petit-Corbin, à Saint-Georges-de-Montagne (Gironde). D’autres exemples, aujourd’hui rattachés à la même période, renforcent davantage encore les discordances dans les proportions et les élongations corporelles, tels certains groupes statuaires, conservés à Dresde ou Toulouse (voir en particulier la statuette de Vénus) L.M. Stirling, The Learned Collector : Mythological Statuettes and Classical Taste in Late Antique Gaul, Ann Arbor, 2005, p. 31.. Étirement et aplatissement de ces sculptures pourraient s’apparenter, selon L. Stirling, à l’art des sarcophages, « domaine où les sculpteurs étaient requis pour travailler à partir de minces dalles de pierre » L.M. Stirling, The Learned Collector : Mythological Statuettes and Classical Taste in Late Antique Gaul, Ann Arbor, 2005, p. 31.. Suivant ce postulat, si la frontalité des figures et leur faible épaisseur semblent en effet parfaitement s’harmoniser aux cuves des tombeaux, on privilégiera cependant davantage, concernant la ronde-bosse, des pratiques d’atelier qui surent s’adapter à de nouveaux modes d’exposition. Ainsi, niches et alcôves se prêtaient-elles parfaitement à ces moyens et petits formats, fortement en vogue durant l’Antiquité tardive (IVe et Ve siècles).

Outre ces interrogations sur les caractéristiques stylistiques de ces productions, il faut surtout noter le dynamisme de la production de figures mythologiques au sein des ateliers. Qu’ils soient implantés à Rome ou ailleurs, les sculpteurs répondent encore largement, durant tout le IVe siècle, et encore très probablement jusqu’au milieu du Ve siècle, à une forte demande des milieux conservateurs romains, parallèlement à des commandes émanant du milieu chrétien. Ces derniers évoluent encore, au sein de leurs espaces privés, parmi les dieux et déesses d’un polythéisme résistant et revendicateur de l’histoire et des racines de Rome. Et c’est désormais à travers une sculpture passée par le filtre esthétique de l’Orient romain que ces riches propriétaires affichent leurs valeurs, à Rome, dans le Sud-Ouest des Gaules et la péninsule Ibérique J. Beltrán Fortes, « La función de la escultura en los programas decorativos de las villae romanas », El Efebo de Antequera, Antequera, 2011, p. 14‑27.. Les ateliers ont donc, jusque dans les villae de ces provinces, abondamment alimenté l’Empire en marbres et figures. Simplification des formes, tendance à une légère abstraction des visages et des corps symbolisent les choix de cette période durant laquelle des revendications religieuses opposées s’accommodent d’une même esthétique dont le fondement demeure encore puissamment, indéniablement, d’ascendance grecque.

Pascal Capus et Chloé Damay

Pour citer cette partie

Capus P. et Damay C., « L’art grec revisité », dans Les sculptures de la villa romaine de Chiragan, Toulouse, 2019, en ligne <https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/partie-03>.

Notices L’art grec revisité