Partie 2 Les portraits

Un ensemble spectaculaire

Buste militaire complété d’une tête
Buste militaire complété d’une tête

Dès la plus haute Antiquité, l’image officielle a servi l’exercice du pouvoir. Rome, pour sa part, fut à l’origine d’un exceptionnel développement de l’effigie impériale : monnaies et sculptures, en premier lieu, permirent la fixation des traits et leur diffusion. La mise en place d’une grammaire formelle du régime le fut à travers le portrait officiel et l’initiative en revient à Auguste. Dès le début de son règne, l’image du souverain fut soumise à une codification, mise en œuvre par l’atelier du Palais, qui ne négligea rien, et ce jusqu’à la moindre boucle frontale.

Sous l’Empire, l’apparence physique de l’empereur fut donc subtilement élaborée sous l’égide du prince lui-même et concerna également les membres de la famille impériale, impératrice et héritiers appelés à la succession. La statuaire impériale, issue des ateliers les plus compétents de la capitale, conserva l’exclusivité des espaces publics telle la grande aire à ciel ouvert du forum et ses annexes (basilique, curie et portiques qui y sont associés), les établissements thermaux, les théâtres voire, notamment en Grèce orientale, les grands nymphées monumentaux où elle envahit les niches. Des séries de portraits pouvaient également se déployer au sein des grands camps militaires romains (castra). Ce sont, enfin, de très riches demeures privées qui ont parfois livré, à travers tout l’Empire, des représentations officielles, distribuées dans des espaces appropriés.

La diffusion du portrait, élaboré selon des paramètres instaurés par son commanditaire, dépendait d’artisans qualifiés dont le nom n’apparaît généralement pas, à l’image du monde anonyme des artisans de la Rome antique, de quelque talent que ce soit. Le sculpteur, comme tout fabricant d’images, appartient en effet au monde des esclaves et pratique une activité qui n’est pas digne d’un homme libre. Il demeure que l’auteur du prototype d’un portrait officiel œuvrait à Rome et évoluait dans les sphères mêmes du pouvoir, obéissant donc aux sommations impériales en matière d’esthétique et de conception. Ce prototype était destiné à être reproduit en de nombreux exemplaires et diffusé à Rome même, comme dans les provinces. Mais un portrait pouvait reprendre certaines caractéristiques capillaires voire même physiques d’un empereur tout en ne représentant pas celui-ci. Princes héritiers présomptifs ou directs, individus proches du pouvoir ou tentant peut-être de l’être, s’approprient parfois les traits du souverain, en général le dessin des mèches de cheveux de la frange. C’est bien là une caractéristique du portrait romain et de ces « visages de l’époque » qui, se référant à une effigie impériale, n’hésitent pas à en copier la coiffure, l’attitude, voire l’expression. Cette recherche du mimétisme de la part de personnages qui demeurent en général anonymes pour nous, trouve un écho jusque dans les parties les plus reculées de l’Empire en raison de la diffusion à très grande échelle du portrait impérial. Aux confins de la Narbonnaise et de l’Aquitaine, ce sont les gisements de marbres découverts à Chiragan qui prouvent magistralement, et même au-delà de toute mesure, le rayonnement, dans les provinces, du portrait impérial et des images d’individus proches du pouvoir. La moitié des bustes découverts dans l’ensemble de la Gaule provient, en effet, de ce seul site E. Rosso, L’image de l’empereur en Gaule romaine : portraits et inscriptions (Archéologie et histoire de l’art), Paris, 2006, p. 179..

Certes, l’histoire complexe des collections du musée de Toulouse fut parfois marquée par le chaos des inventaires, qui, par manque de rigueur ou tout simplement par leur absence, incitèrent à attribuer erronément certains exemplaires à la villa, ainsi que le fit, malgré tout le sérieux de son travail, Léon Joulin. Ces portraits inopportuns ont été depuis dissociés de l’ensemble grâce à la reprise scrupuleuse du dossier par Daniel Cazes, voilà une vingtaine d’années J.-C. Balty, D. Cazes, Les portraits romains, 1 : Époque julio-claudienne, 1.1 (Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), Toulouse, 2005, p. 19-21.. Si certaines de ces sculptures ne sont donc plus exposées aujourd’hui, le doute est encore permis pour quelques autres, dans l’attente de la découverte de nouvelles sources écrites qui permettraient de corroborer ou d’infirmer leur lien avec Chiragan.

Les portraits dont les origines martraises semblent aujourd’hui assurées, sont chronologiquement circonscrits entre les deux premières décennies du Ier siècle de n. è. J.-C. Balty, D. Cazes, Les portraits romains, 1 : Époque julio-claudienne, 1.1 (Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), Toulouse, 2005, p. 140. et la fin du IIIe siècle. Quant à  l’intrigante et très rare tête féminine voilée, datée de l’époque de l’empereur Théodose, qui clôt la longue séquence de têtes au musée, sa provenance demeure incertaine. Ainsi, durant au moins trois cents ans, les grandes salles de réception, les atria, les portiques, voire même les cryptoportiques, furent-ils autant d’espaces idoines pour l’exposition des visages impériaux, comme des successeurs putatifs, des princesses et des anonymes. Les nombreux inconnus qui, nous l’avons dit, alternent avec les effigies impériales, remontent prioritairement à la seconde moitié du IIe siècle et au siècle suivant et ne peuvent que se référer à d’éminents protagonistes de la haute administration impériale. Portant la cuirasse ou dénudant héroïquement leur torse, ces portraits masculins, qui purent parfois être le produit d’une retaille, ou si l’on veut, d’une « réadaptation », à partir d’une effigie antérieure, ont été respectivement interprétés comme des militaires ou des philosophes. Léon Joulin, dès 1901, et aujourd’hui Jean-Charles Balty, préfèrent cependant voir dans ces images de présumés procurateurs L. Joulin, Les établissements gallo-romains de la plaine de Martres-Tolosane, Paris, 1901, p. 187-188 ; J.-C. Balty, D. Cazes, E. Rosso, Les portraits romains, 1 : Le siècle des Antonins, 1.2 (Sculptures antiques de Chiragan (Martres-Tolosane), Toulouse, 2012, p. 263-265.. Ces derniers, en tant qu’intendants désignés par le pouvoir central, géraient et administraient directement ce domaine impérial, composante du fisc de l’empereur.

La série des quelques soixante représentations, impériales et anonymes, constitue un grand nombre de types, distingués dans le cadre des études sur le portrait par des générations de spécialistes. Certes, les typologies de ces visages marmoréens aident à fixer un cadre chronologique, fluide et relativement déchiffrable ; cependant, la question de l’accumulation des œuvres au sein de la résidence est toujours posée. La galerie aujourd’hui artificiellement recomposée au sein du musée, a autorisé, en matière de périodisation, la construction d’hypothèses. Ainsi peut-on déterminer la présence, dans les grandes salles de représentation de la villa, d’au moins trois groupes principaux, remontant successivement aux époques julio-claudienne, antonine et sévérienne, auxquels se joignent quelques exemplaires légèrement postérieurs à 235. Quant à la très belle tête féminine voilée, déjà citée et datée de la période théodosienne, si tant est qu’elle ne soit même légèrement postérieure, son apparent isolement chronologique n’exclut pas de spéculer sur une occupation encore très tardive. Par ailleurs, une importante série de sculptures mythologiques confirme cette permanence de la vie dans le domaine, ainsi que de commandes répétées, au moins durant le IVe siècle, d’œuvres de très haute qualité ; nous y reviendrons dans la partie 4 de ce catalogue.

Peut-on, enfin, tenter d’expliquer l’absence de certains empereurs et même de certaines dynasties, dans le développement chronologique de cette longue chaîne d’images ? Parce que la quantité des effigies mises au jour sur cette terrasse alluvionnaire de la Garonne ne cesse d’étonner, les lacunes prêtent inévitablement le flanc à diverses conjectures. Si l’on peut aisément admettre et comprendre une césure à partir du règne de Caligula, admissible à nouveau sous Néron ou encore Domitien, que penser de l’absence de Vespasien, de Titus voire des impératrices et princesses flaviennes ? Doit-il être alors question de l’interruption des importations de portraits ? De la cessation d’activité du domaine ? De la destruction de ces représentations durant les siècles postérieurs ?… Tant de questions se poseront toujours en l’absence d’une documentation épigraphique qui, ici encore, fait cruellement défaut. Ces interrogations demeureront également en suspens sans de nouvelles fouilles qui, peut-être, nous permettraient de préciser l’évolution du domaine et d’établir un parallèle entre la chronologie de l’occupation et l’importation de portraits officiels.

Pascal Capus

Pour citer cette partie

Capus P., « Les portraits », dans Les sculptures de la villa romaine de Chiragan, Toulouse, 2019, en ligne <https://villachiragan.saintraymond.toulouse.fr/partie-02>.

Notices Les portraits

Époque julio-claudienne

Époque antonine

Époque sévérienne

L’Anarchie militaire

Un portrait d’époque théodosienne